Voilà un article que j'avais envie de faire depuis bien longtemps ! Déjà parce que bon, j'aime l'humour. Vous allez me dire, qui n'aime pas l'humour ? Certes, tout le monde aime rire, il faut bien l'avouer, c'est plutôt agréable. Toutefois, dans ma famille, l'humour c'est quasiment une religion. C'est un héritage de père en fils et de père en filles. Chez nous, on ne rigole pas avec l'humour (lol). Oui parce qu'il faut que je précise qu'on aime principalement l'humour un peu pourri, parfois un peu facile, à base de jeux de mots, de traits d'esprit souvent graveleux, ou même juste gras. On est des grands fans d'humour beauf, d'humour bête, d'humour noir. Mais on aime aussi (surtout) la bonne répartie bien placée, souvent à base d'ironie puissance mille, de sarcasme et d'autodérision.
Que de choix !!
Certains doivent être un peu sceptiques à l'heure actuelle car vous avez sûrement entendu dire que les féministes n'ont pas d'humour. Or je suis féministe, ainsi que mes soeurs, mon père, mes grands-parents qui sont pourtant tous hilarants à leurs heures perdues. Aussi surprenant que cela puisse donc paraître, féminisme et sens de l'humour ne sont pas incompatibles ! Je vous explique l'astuce.
Il se trouve que les féministes, malgré leurs goûts pour des styles d'humours très variés, ne vont pas rire de tout. Ce n'est pas tout à fait vrai, on peut rire de tout, on doit même rire de tout, du moins c'est mon avis. Mais on ne va pas rire de tout... le monde, ni de toutes... les situations. Eh oui, c'est subtil.
Par exemple, en général, les blagues sur les femmes (blondes notamment), me font moyen sourire. Les blagues sur les femmes violées encore moins. Les blagues racistes, antisémites, xénophobes, homophobes etc non plus. Pour faire simple, toutes les blagues faites aux dépends d'une communauté discriminée, surtout lorsqu'elles sont faites par des personnes qui ne subissent pas ces discriminations, je ne les trouve juste pas drôles. Parce que justement faire ces blagues vient renforcer les discriminations et/ou vient nier un problème de société grave, et je vois pas bien l'intérêt.
Et si, plutôt que je t'explique pourquoi je ne trouve pas les blagues sur le viol drôles, tu expliquais pourquoi TOI tu les trouves marrantes. Vas-y, j'attends. |
L'humour oppressif ou comment rire de platitudes faciles
Bref j'ai cité beaucoup de choses qui ne me font pas rire, notamment des sujets sur lesquels on entend le plus de blagues. Il existe quand même très TRES PEU de spectacles de comiques, ou même juste de sketchs, où on ne trouve pas des blagues sur comment les hommes ils sont trop comme ça et les femmes elles sont trop pas pareil lol, généralement ponctuées de clichés sexistes à la pelle qui finissent par vraiment me lasser. Parce que déjà, le problème au delà même du fait que cela contribue au sexisme général de la société, c'est quand même que c'est vu et revu comme blagues. On les a entendu un MILLION de fois.
Illustrons avec ce sketch original (non) de Julien Courbet sur les 17 ans de mariage. Déjà vous sentez le thème un peu innovant ; les blagues sont du même acabit !
Je vous fais un récap au cas où vous n'auriez pas envie de vous infliger la vidéo qui dure 4min20.
- 27s : Blague sur comment il faut trop du courage pour survivre à 17 ans de mariage
- 35s : C'est pas une blague, ça va de soi que c'est le mari qui offre des trucs à sa femme
- 39s : Blague sur les femmes qui n'aiment pas le foot
- 50s : Blague sur le mec qui aimerait bien partir en voyage avec sa femme et rentrer sans elle
- 1:04 : Blague sur le mec qui offre un torchon à sa femme pour les noces de coton (femme = cuisine = torchon lol)
- 1:50 : Blague sur le mari qui propose des choses pour pimenter la vie sexuelle.
- 2:40 : "L'autre fois on a fait l'amour à 4h du matin, d'ailleurs je l'ai réveillée pour lui dire". Blague sur les femmes violées par leur conjoint, lololol
- 3:36 : Blague sur : les mecs qui mettent pas leur linge au sale ce qui énerve leurs femmes (parce que c'est elles qui font la lessive) et qui les obsède plus que le sexe.
- 3:40 : Blague sur sa femme qui fait la vaisselle
- 4:15 : Blague sur comment il a pas de chance d'être le couple sur 5 qui n'a pas divorcé.
Mesdames et messieurs. Sincèrement. Pourquoi rire à des vannes aussi faciles, aussi clichés, aussi conformistes que ces putains de blagues sur les femmes et les tâches ménagères ? Pourquoi les faire ? Quel est l'intérêt ? Bon dans le cas de Julien Courbet, l'intérêt c'est justement que c'est facile et conformiste, puisqu'il est mauvais.
Et donc là au risque de sonner un peu biatch, mais très franchement, les humoristes qui font ce genre de vannes, je le dis, ils ne sont pas bons.
"Bouh, la vilaine féministe qui n'a pas d'humour, on peut plus rien dire, censure ! Féminazi !"
#FuckingAsshole
Nan mais lol quoi. Ca me fait bien rire, justement, que ceux qui revendiquent le "on peut rire de tout" ce soit ceux qui veulent faire des vannes d'une banalité à crever. Quitte à rire de tout, faites des blagues différentes, prenez le contrepieds des blagues oppressives. On peut rire du viol, mais pourquoi ne pas rire du violeur plutôt que de la victime ? On peut rire du racisme mais pourquoi ne pas rire du raciste plutôt que de la personne racisée ?? Croyez moi, c'est quand même plus rafraichissant.
Ca me fait penser à Aziz Ansari, humoriste de talent qui a lui aussi fait un sketch sur le mariage, qui pour le coup est VRAIMENT original. (je vous recommande aussi son sketch sur les enfants abusés, preuve qu'on peut rire de tout. En fait regardez même tous ses one man show.)
(déso c'est en anglais sans sous titre)
Les OSS 117 dans un genre plus français, sont un concentré de blagues racistes, sexistes, beaufs etc, et ça me fait mourir de rire. Parce qu'on se moque de ce couillon d'Hubert De la Bath qui sort connerie sur connerie.
Qu'est-ce qui est plus drôle ? Se moquer des juifs ? Ou se moquer du nazisme ET du mec qui fait des amalgames sur les allemands ?
Et la psycho dans tout ça ?
Bon, et au delà de la question de l'originalité, franchement les blagues discriminantes c'est quoi le problème ? Si on a envie d'en faire on a bien le droit, liberté d'expression et tout et tout. Certes. Mais alors je me dois d'invoquer la psycho.
En psychologie, on attribue à l'humour différentes vertus, différentes interprétations. Autant l'humour est, la majeure partie du temps, quelque chose de libérateur, d'anxiolytique etc, autant il peut aussi être une forme d'agression.
Martin et al. (2003, p48, cité par Christophe Panichelli) expliquent que "l'humour peut être utilisé afin d'augmenter le soi au dépens des autres" notamment en "manipulant les autres par une menace implicite de ridicule". Autrement dit, on va rabaisser l'autre pour se rassurer soi-même, se distinguer de celui qui est moqué pour en ressortir renforcé narcissiquement. Christophe Panichelli donne d'ailleurs en exemple l'humour raciste et sexiste. Ce type d'humour cache en réalité une agression "socialement acceptable".
Illustration : Quand un homme fait quelque chose "d'efféminé" et qu'on va le traiter de PD. Humour homophobe ET sexiste puisqu'il sous-entend également que ressembler à une femme est quelque chose de négatif, dégradant, ridicule.
En effet, la personne qui utilise l’humour pour agresser l’autre pourra toujours commenter sa remarque moqueuse-humoristique par un « c’était juste pour rire », justification difficile à contredire et souvent ponctuée d’un « tu n’as pas d’humour ». Ceci place ainsi l’interlocuteur dans une situation de double contrainte comme l’observe le professeur Saroglou (2002, p. 207, note 5), puisque « s’il proteste, il sera considéré négativement comme incapable d’humour ; et s’il ne réagit pas, il s’en trouve clairement diminué."» (Christophe Panichelli, 2007)
Autrement dit, lorsque l'on ne rit pas aux blagues discriminantes, il ne s'agit pas d'une hypersensibilité des féministes ou des communautés discriminées et il ne s'agit pas non plus d'un défaut de sens de l'humour. Le mot oppressif n'est pas excessif pour décrire ce type d'humour. Il est clairement établit en psychologie qu'il s'agit bel et bien d'une forme d'agression qui met l'autre dans une position impossible (ce qui m'évoque au passage les méthodes des pervers.e.s) et qui contribue à établir/renforcer un hiérarchie sociale.
Après, si ces deux arguments en défaveur de l'humour oppressif (qui me semblent quand même raisonnables), ne vous on pas convaincu.e.s et que vous souhaitez quand même continuer à en faire au nom de la liberté d'expression et du "on peut rire de tout", soit. Je trouve toutefois que Pierre Desproges avait bien raison en disant qu'on peut rire de tout mais pas avec n'importe qui.
L'humour a aussi une valeur de lien social. Généralement, on devient plus facilement ami.e avec des gens qui partagent notre humour. Il permet d'entrer en relation plus facilement avec des inconnu.e.s, il créé une connivence. Or, en pratiquant un humour oppressif, on aura plus tendance à créer (même non intentionnellement) une connivence avec des personnes oppressives qu'avec des personnes oppressées. En faisant des blagues sexistes / racistes / LGBTphobes/sur les handicapés psychiques ou physique, même si tu ne te considères pas sexiste, raciste ou LGBTphobe, tu vas avoir tendance à te faire plus facilement des potes masculins, hétéros, cis, blancs et valides.
J'ai fais cette constatation par moi-même car j'avais tendance à faire des blagues racistes "ironiquement" un peu souvent, en ne me considérant pas du tout comme quelqu'un de raciste. Mais quess what ? une blague raciste même ironique, ça reste une blague raciste. Et ce n'est pas original. Et c'est lourd.
J'ai un bon ami noir (en mode Nadine Morano), qui passe son temps à faire lui-même des blagues racistes (oui, il s'autoclashe), ce qui me donnait l'impression que c'était complètement ok pour moi d'en faire aussi ; et en un sens ce n'est pas faux car il y a une nuance entre rire AVEC quelqu'un et rire DE quelqu'un. Mais prendre cette habitude a eu pour conséquence de me faire me sentir (à tort) suffisamment à l'aise pour faire de l'humour oppressif à des simples connaissances racisé.e.s, et je le regrette. Je ne sais pas comment je les ai fais se sentir avec mes blagues à la con. Peut être que je les ai blessé.e.s,et je m'en excuse. Peut être que je ne les ai pas blessé.e.s, mais dans tous les cas ça banalisait le racisme et ça n'était pas ok..
L'humour est aussi très important dans les groupes d'amis où il fait office de rituel d'appartenance. On rit ensemble des mêmes choses, des mêmes personnes (des autres groupes qui sont différents de nous), on a des private jokes, des références communes. Si au sein d'un groupe de copains de longue date on a l'habitude de faire des blagues sur les "PD" etc, même sans penser quoi que ce soit d'homophobe "en vrai", et bien on créé quand même un environnement hostile pour quelqu'un de gay. Et franchement statistiquement sur un groupe de 11 (genre une équipe de foot), il y a quand même une chance pour qu'au moins un d'entre eux soit homosexuel ou bisexuel (Les assos LGBT évaluent le pourcentage d'homosexuel.le.s à 10% de la population, même si l'état et l'OMS donnent un chiffre beaucoup plus faible). Si un mec de ce groupe est gay, et que l'une de leurs private jokes c'est de se traiter régulièrement de "tapettes", l'environnement pour se sentir libre d'être soi-même et/ou de faire son coming out n'est pas idéal.
On peut être oppressif pour quelqu'un sans le savoir.
Bref, pour conclure, j'ai envie de dire que oui, on peut rire de tous les sujets, mais tout est dans la façon dont on choisit de rire de ces sujets et de qui on choisit de rire. Il s'agit bien d'un choix. Je ne suis pas en faveur de "censurer les blagues". Faites de l'humour sur les personnes racisées, les personnes LGBTQ, les femmes, etc si ça vous fait plaisir*, mais vous vous ferez des amis en conséquence. Je préfère me faire taxer de féministe sans humour et m'entourer de personnes diverses et ouvertes d'esprits, plutôt que de rire à des pseudos blagues/agressions déguisées pour m'intégrer dans un groupe de raciste/sexiste/LGBTphobe.
(*Cela dit je dis ça mais n'oublions pas que le racisme n'est pas une opinion, c'est un délit si les propos sont tenus publiquement. )
(*Cela dit je dis ça mais n'oublions pas que le racisme n'est pas une opinion, c'est un délit si les propos sont tenus publiquement. )
Je vous laisse avec un extrait du réquisitoire dans lequel Pierre Desproges a dit qu'on pouvait rire de tout mais pas avec n'importe qui, parce que malheureusement cette phrase est souvent utilisée hors de son contexte pour justifier une blague douteuse, ce qui était tout sauf l'objectif à la base. En effet, Pierre Desproges avait écrit cela pour l'émission de radio "Tribunal des flagrants délires" sur France Inter, alors que l'invité du jour était Jean-Marie Le Pen :
"Premièrement, peut-on rire de tout ?
Deuxièmement, peut-on rire avec tout le monde ?
À la première question, je répondrai oui sans hésiter, et je répondrai même oui, sans les avoir consultés, pour mes coreligionnaires en subversions radiophoniques, Luis Rego et Claude Villers.
S'il est vrai que l'humour est la politesse du désespoir, s'il est vrai que le rire, sacrilège blasphématoire que les bigots de toutes les chapelles taxent de vulgarité et de mauvais goût, s'il est vrai que ce rire-là peut parfois désacraliser la bêtise, exorciser les chagrins véritables et fustiger les angoisses mortelles, alors, oui, on peut rire de tout, on doit rire de tout. De la guerre, de la misère et de la mort. [...]
Deuxième question : peut-on rire avec tout le monde ?
C'est dur… Personnellement, il m'arrive de renâcler à l'idée d'inciter mes zygomatiques à la tétanisation crispée. C'est quelquefois au-dessus de mes forces, dans certains environnements humains : la compagnie d'un stalinien pratiquant me met rarement en joie. Près d'un terroriste hystérique, je pouffe à peine et, la présence, à mes côtés, d'un militant d'extrême droite assombrit couramment la jovialité monacale de cette mine réjouie (...)."
Plus tard, il ajoutera qu'il "vaut mieux rire d'Auschwitz avec un juif que de jouer au Scrabble avec Klaus Barbie". Son opinion sur la question est donc claire, rire avec une personne opprimée, oui, rire avec un raciste, non. Merci donc d'arrêter de citer Desproges n'importe comment pour essayer maladroitement de justifier que vous n'êtes pas quelqu'un de très tolérant et ouvert.
Source : Christophe Panichelli, "Le mécanisme de défense de l'humour : un outil pour le recadrage", Cahiers critiques de la thérapie familiale et de pratiques de réseaux, 2007/2 (N°39), p.35-56.
Bravo.
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